Santé : « Si nous ne vainquons pas collectivement le coronavirus en Afrique, nous ne le vaincrons nulle part ailleurs dans le monde » (Akinwumi A. Adesina)
« Ce n’est
pas le moment de la distanciation budgétaire ». C’est le message envoyé aux institutions
financières par Akinwumi Adesina, le Président du Groupe de la Banque
africaine de développement, depuis le siège de l’institution à Abidjan, ce lundi
6 avril.
Indiquant au passage que nous vivons des jours très
difficiles, car le monde est confronté à l'un des défis les plus graves de
son histoire : la nouvelle pandémie de coronavirus. Et apparemment,
aucun pays n'est épargné ou presque. À mesure que les taux d'infection
augmentent, la panique s’empare des marchés financiers, alors qu’on observe parallèlement
le ralentissement brutal des économies et de graves perturbations dans les
chaînes d'approvisionnement.
Pour lui, des circonstances aussi extraordinaires
appellent des mesures extraordinaires. Dès lors, il est hors de question de
faire comme d’habitude. Chaque jour, la situation évolue et exige une
révision constante des mesures et stratégies de précaution. Dans ce contexte,
nous devons nous préoccuper de la capacité de chaque nation à riposter à
cette crise. Nous devons également veiller à ce que les pays en développement
soient prêts à naviguer, sans danger, dans ces eaux inconnues, poursuit-il.
D’où son soutien à l'appel urgent lancé par le Secrétaire
général des Nations unies, Antonio Guterres, pour la mise à disposition de
ressources spéciales aux pays en développement à travers le monde. Face à
cette pandémie, nous devons placer la vie au-dessus des ressources, et la
santé au-dessus de la dette, exhorte-il.
Selon l’ancien ministre de l’Agriculture du Nigéria, les
économies en développement sont, à l'heure actuelle, les plus vulnérables.
Les solutions que nous proposons doivent aller au-delà de la simple
augmentation du volume de prêts. Nous devons aller plus loin et fournir aux
pays une aide financière urgente et indispensable, y compris aux pays en
développement qui font actuellement l'objet de sanctions.
Dans son rapport sur l'impact des sanctions économiques, le groupe de
réflexion indépendant et mondial ODI soutient que depuis des décennies, les
sanctions ont décimé les investissements dans les systèmes de santé publique
dans un nombre non négligeable de pays. Aujourd’hui, des systèmes qui ont
déjà atteint leurs limites, comme l’indique l’indice de sécurité sanitaire
mondiale en 2019, auront du mal à faire face à un danger réel et évident qui
menace désormais notre existence collective.
Il faut être en vie pour rembourser ses dettes, rappelle Akinwumi
Adesina. Certes, les sanctions sont efficaces contre les économies, mais
elles le sont moins contre le virus. Si les pays sous sanctions sont
incapables de riposter et de fournir des soins vitaux à leurs citoyens ou de
les protéger, alors le virus « sanctionnera » bientôt le monde. Dans
ma langue, le yoruba, il y a un adage qui dit : « Faites attention quand
vous lancez des pierres sur un marché à ciel ouvert. Elles pourraient
atteindre un membre de votre famille ».
C’est pourquoi je soutiens résolument l’appel lancé par le
Secrétaire général des Nations unies en faveur de la suspension de la dette
des pays à faible revenu en ces temps d’incertitude et de mutation rapide.
Mais j’appelle à des actions encore plus audacieuses, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, les économies des pays en développement, malgré des années de grands progrès, restent extrêmement fragiles et mal préparées pour affronter cette pandémie. Elles risquent davantage de sombrer sous les lourdes pressions budgétaires qu’elles subissent aujourd’hui avec le coronavirus.
Deuxièmement, bon nombre de pays africains tirent leurs
recettes d’exportation des produits de base. L’effondrement des prix du
pétrole a plongé les économies africaines dans la détresse. Selon les
Perspectives économiques en Afrique 2020 du Groupe de la Banque africaine de
développement, ces économies ne sont tout simplement pas en mesure de
répondre à leurs engagements budgétaires qui ont été établis sur la base des
prix du pétrole en vigueur avant l’épidémie de coronavirus.
L'impact a été immédiat dans le secteur du pétrole et du
gaz, comme l'a noté une récente analyse de CNN. Dans le contexte actuel, nous
devons nous attendre à une pénurie aiguë d'acheteurs qui, pour des raisons
compréhensibles, réaffecteront les ressources à la lutte contre la pandémie
de Covid-19. Quant aux pays africains, dont la principale source de revenus est
le tourisme, ils sont aussi financièrement à l’étroit.
Troisièmement, alors que les pays riches disposent de réserves, comme le prouvent les milliers de milliards de dollars de relance budgétaire, les pays en développement n’ont pas de moyens d’action du fait de leurs ressources limitées.
La réalité est la suivante : si nous ne vainquons pas
collectivement le coronavirus en Afrique, nous ne le vaincrons nulle part
ailleurs dans le monde. Il s'agit d'un défi existentiel qui exige que tout le
monde soit sur le pont. Aujourd'hui, plus que jamais, nous devons être les
gardiens de nos frères et sœurs. A travers le monde, les pays qui sont à un
stade plus avancé de l'épidémie annoncent des mesures d'allégement de
trésorerie, de restructuration de la dette, de moratoire sur le remboursement
des prêts, d'assouplissement des normes réglementaires et des initiatives.
Aux États-Unis, une enveloppe de plus de 2 000 milliards
de dollars a déjà été annoncée, ainsi qu'une réduction des taux d'intérêt
débiteurs de la Réserve fédérale et un apport de liquidités pour maintenir
les marchés en activité. En Europe, les économies les plus vastes ont annoncé
des mesures de relance de plus de 1 000 milliards d'euros. Et des
mesures encore plus importantes sont attendues. Alors que les pays développés
mettent en place des programmes pour compenser les pertes de salaire des
travailleurs qui restent chez eux pour cause de distanciation sociale, un
autre problème est apparu : la distanciation budgétaire.
Réfléchissez un instant à ce que cela signifie pour
l'Afrique. Selon la Banque africaine de développement, la COVID-19 pourrait
entraînerait une baisse du PIB, allant de 22,1 milliards d’USD dans le
scénario de référence, à 88,3 milliards d’USD dans le scénario catastrophe,
soit une contraction des prévisions du PIB pour 2020 de 0,7 à 2,8 points de
pourcentage en 2020. Si la situation actuelle persiste, l’Afrique pourrait
même tomber en récession cette année.
Le choc de la COVID-19 réduira davantage la marge de
manœuvre budgétaire du continent, étant donné que les déficits budgétaires
devraient se creuser de 3,5 à 4,9 points de pourcentage et augmenter le
déficit de financement de l’Afrique de 110 à 154 milliards d’USD
supplémentaires en 2020. Les estimations de la Banque indiquent que la dette
publique totale de l’Afrique pourrait augmenter, selon le scénario de base,
de 1 860 milliards d’USD en fin 2019 à plus de 2 000 milliards d’USD en 2020,
contre une prévision de 1 900 milliards d’USD dans un scénario sans pandémie.
Selon un rapport établi par la Banque au mois de mars 2020, ces chiffres
devraient atteindre 2 100 milliards d’USD en 2020 dans le scénario
catastrophe.
Il est donc temps de prendre des mesures audacieuses. Nous
devons reporter temporairement le remboursement de la dette contractée auprès
des banques multilatérales de développement et des institutions financières
internationales. Une des solutions est le reprofilage des prêts, qui
permettrait d’offrir aux pays une marge de manœuvre budgétaire pour faire
face à cette crise. Cela signifie que le remboursement du principal des prêts
contractés auprès des institutions financières internationales en 2020
pourrait être reporté. J’en appelle, non pas à l’annulation de la dette, mais
à un moratoire temporaire. Les mesures qui fonctionnent dans le cadre de la
dette bilatérale et commerciale doivent pouvoir fonctionner dans le cadre de
la dette multilatérale.
Ainsi, nous éviterons les aléas moraux et les agences de
notation seront moins enclines à pénaliser une institution en fonction du
risque potentiel qu’elle représente au regard de son statut de créancier
privilégié. Le monde devrait être tourné vers des solutions d’entraide et de
solidarité, car un risque pour l’un est un risque pour tous. Il n’y a pas un
coronavirus pour les pays développés et un coronavirus pour les pays en
développement et les pays surendettées. Nous sommes tous dans le même
bateau.
Les institutions financières multilatérales et bilatérales
doivent collaborer avec les créanciers commerciaux en Afrique, notamment pour
reporter les paiements des prêts et donner à l’Afrique la marge de manœuvre
budgétaire dont elle a besoin. Nous sommes prêts à soutenir l’Afrique à court
et à long termes. Nous sommes prêts à déployer jusqu’à 50 milliards de
dollars sur cinq ans dans des projets visant à aider l’Afrique à faire face
aux coûts d’ajustement qu’elle devra supporter pour faire face aux
répercussions de la Covid-19, bien après le passage de la tempête actuelle.
Mais un soutien plus important sera nécessaire. Levons toutes les sanctions,
pour l’instant. Même en temps de guerre, les cessez-le-feu sont appliqués
pour des raisons humanitaires. Dans de telles situations, il y a un temps
d’arrêt pour permettre aux secours d’atteindre les populations touchées. Le
nouveau coronavirus est une guerre contre nous tous. Toutes les vies
comptent. C’est la raison pour laquelle nous devons éviter toute
distanciation budgétaire en ce moment. Prévenir vaut mieux que guérir.
La distanciation sociale est un impératif aujourd’hui. La distanciation budgétaire ne l’est pas.
Source : African
Development Bank Group (AfDB)
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