Côte d'Ivoire / Société : "1.500.000 personnes en situation de risque d'apatridie"

Mohamed Askia Touré, ancien Représentant du Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés en Côte d’Ivoire

Mohamed Askia Touré a été le Représentant du Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés en Côte d’Ivoire de 2014 à 2020. Enfin de mission, le diplomate mauritanien a accordé une interview, le 28 février, à Afrik-une, au cours de laquelle, il revient sur les actions menées pour lutter contre l’apatridie. Entretien.

A votre arrivée en Côte d’Ivoire en 2014, les apatrides étaient estimés à 700.000 personnes. Ce chiffre a-t-il augmenté ou régressé aujourd’hui ? 
 Lorsque ces chiffres ont été donnés en 2014, il y avait deux aspects, les descendants de migrants historiques estimés à 400.000 et 300.000 enfants qui n’avaient pas de filiation avec eux. Dès 2014 la loi spéciale pour la question de la nationalité prise par déclaration a permis à 16 000 personnes de bénéficier de la nationalité. Beaucoup parmi eux ont été mis en relation avec les ambassades de leur pays d’origine, ils ont également bénéficié des cartes consulaires. Le risque d’apatridie est assez vaste, par exemple un enfant qui est né et n’a pas n’a pas été déclaré par ses parents risque d’être apatride. Il touche donc un ensemble de personne; il n’y a pas de chiffre précis. Mais grâce aux données du HCR, de l’Office National d’Identification et de l’Institut National de la Statistique on peut estimer à 1 million 600 milles, le nombre de personne à risque d’apatridie.

Comment ce phénomène a-t-il gagné du terrain en Afrique, principalement en Côte d’Ivoire ?
Il existe trois facteurs qui expliquent cette réalité : d’abord il y’a le phénomène de l’immigration. Avant la fin de l’ère coloniale, plusieurs milliers de personnes ont été déportées des territoires voisins vers la  Côte d’Ivoire pour travailler dans les plantations de cacao, de café et d’hévéa. A l’indépendance ceux-ci n’avaient pas de documents pour justifier la nationalité ivoirienne, ni celle de leurs pays d’origine. Malheureusement ils vont léguer cet héritage d’apatride à leurs descendances. Ensuite, depuis 1972 l’affiliation est devenue l’élément fondamental pour prouver sa nationalité en  Côte d’Ivoire. On est ivoirien parce qu’on a l’un de nos parents qui l’est. Et si tel n’est pas le cas, alors on n’a pas la possibilité d’avoir la nationalité. Ainsi tous les enfants dont l’affiliation n’a pas été prouvée restent sans nationalité. Enfin, la défaillance du système de l’enregistrement de l’enfant. Beaucoup de personnes n’ont pas le réflexe d’aller faire enregistrer leurs enfants. Au-delà du délai de 3 mois les choses deviennent compliquées. Ils grandissent sans un papier administratif. C’est l’ensemble de ces 3 phénomènes qui grossissent le nombre des apatrides. N’oublions pas que la Côte d’Ivoire est un pays cosmopolite où nous avons près de 30% d’étranger. Ces personnes n’ayant pas une relation fixe avec leur ambassade, elles peuvent se trouver dans une situation d’apatridie.

Que peuvent être les conséquences sociales et économiques d’une telle situation pour l’individu et pour le pays?  
Pour l’individu les conséquences sont graves. C’est comme s’il n’existait pas du point de vu juridique et il n’a aucune trace de son passage terrestre. De plus, l’apatride ne peut passer un examen ni concours, il ne peut ouvrir un compte bancaire et se marier légalement. En un mot, il est privé de toutes les procédures administratives. Pour l’Etat, il est difficile de faire une planification de développement, si l’on ne connait le nombre de personnes vivant dans son pays. Par exemple, la construction des écoles et des hôpitaux tient compte du nombre de la population. Économiquement, c’est un manque à gagner considérable pour l’État, il y'a des gens qui ne payeront jamais d’impôt et d’autres seront dans l’informel.

Depuis 2014 que vous êtes en Côte d’Ivoire, qu’est ce que le HCR a fait pour lutter contre ce phénomène ?  
Depuis 2014, nous avons eu la ratification des conventions pertinentes, la campagne de lutte contre l’apatride dans laquelle la Côte d’Ivoire s’est lancée et la mise en place des lois nationales pour éradiquer le phénomène de l’apatride dans les années à venir.

En quoi consistait la déclaration d’Abidjan ? 
La déclaration d’Abidjan est la déclaration la plus importante de la lutte contre l’apatridie, de façon globale. Vu son importance, elle a été ratifiée par des États, 9 parmi les 15 pays de la CEDEAO ont mis en place des engagements précis. Quant à la Côte d’Ivoire ses engagements sont au nombre de 25 et elle s’est engagée à les respecter pour faire disparaitre l’apatridie. Il est important que la Côte d’Ivoire reste un pays phare parce que c’est le pays de l’Afrique Occidentale où nous avons un nombre important de risque d’apatridie. Je crois que la déclaration d’Abidjan est une réalité et elle continue de faire effet.

Est-ce possible d’éradiquer l’apatridie ?   
C’est le grand chantier sur lequel s’est engagé le HCR depuis 2014 et nous voulons le restreindre d’ici 10ans. Nous pensons que c’est possible de l’éradiquer. Contrairement à d’autres pays, en Côte d’Ivoire l’apatridie est un phénomène qui est circonscrit, on sait de quoi il s’agit. Si l’État décide de l’éradiquer, il pourra car il a déjà mis en place un arsenal de juridiction. Notons que les apatrides n’ont pas vocation d’être tous des ivoiriens, ils sont de nationalités différentes mais ne le savent pas. Il faut aller les rencontrer et les mettre en contact avec leurs ambassades pour qu’ils obtiennent une nationalité. Pour nous, en tant qu’organisation de protection civile, il s'agit de s’assurer que tous les individus ont un papier mais pas forcément la nationalité ivoirienne. Beaucoup de ces personnes ont leurs parents en Côte d’Ivoire depuis 50 ans ou 60 ans. Si elles répondent aux conditions d’acquisition de la nationalité, il n’y a pas de problème. On est tous originaire de quelque part. Sur la terre, il existe 10 millions d’apatrides, des gens qui n’ont aucune documentation.

L’intégration dans la sous-région peut-elle être un facteur de résolution de ce problème ? 
Vous touchez la plus importante question. Il faut intégrer ces individus. Lorsque les frontières dans la CEDEAO et l’Union africaine vont disparaitre et qu’un africain pourra se sentir partout en Afrique comme chez lui, alors l’apatridie sera vaincue.

Aujourd’hui en fin de mission, partez-vous de la Côte d’Ivoire avec le sentiment d’une mission accomplie ? 
Je pars très satisfait d’avoir accompli les engagements que m’ont confiés les autorités ivoiriennes. J’ai travaillé sans entrave sur tout ce que j’ai pu entreprendre. Mission accomplie.

Interview réalisé par LAWANI Babatundé




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